• L'Ombre

    Contes d'Andersen
    Dans un pays où le soleil tapait très, très fort, vivait un homme savant. Il passait ses journées à lire de gros livres et à écrire des histoires merveilleuses. Son appartement donnait sur une rue animée, et juste en face, il y avait une maison avec un balcon couvert de fleurs magnifiques. Le savant se demandait souvent qui pouvait bien habiter là, car il n'y voyait jamais personne, seulement de la musique douce qui s'en échappait parfois.

    Un soir, alors que le savant était assis près de sa lampe, son ombre s'étirait sur le mur. Elle était longue et mince. Soudain, l'ombre sembla s'animer. Elle se détacha doucement du mur, traversa la pièce sur la pointe des pieds, sortit par la porte entrouverte du balcon, et hop ! elle traversa la rue et entra dans la maison mystérieuse d'en face.

    Le savant cligna des yeux. "Mais... où est passée mon ombre ?" se demanda-t-il. Il regarda partout, mais elle avait disparu. Le lendemain matin, une nouvelle ombre, toute petite et un peu faible, avait poussé à ses pieds. Ce n'était pas aussi bien que son ancienne ombre, mais il fallait faire avec.

    Les années passèrent. Le savant continuait sa vie, un peu plus seul sans sa vraie ombre. Un jour, on frappa à sa porte. C'était un homme incroyablement élégant, vêtu de soie et de velours, avec des bijoux qui brillaient.
    "Bonjour," dit l'homme d'une voix douce. "Vous ne me reconnaissez donc pas ?"
    Le savant secoua la tête.
    "Mais si," continua l'inconnu en souriant. "Je suis votre ancienne ombre !"
    Le savant n'en croyait pas ses oreilles. Son ombre était devenue un homme ! Et un homme très riche, apparemment.

    L'ombre (car c'était bien elle) expliqua qu'elle avait beaucoup appris dans la maison d'en face, la maison de la Poésie. Elle avait vu le monde, était devenue riche et respectée.
    "Maintenant," dit l'ombre-homme, "c'est moi qui ai besoin d'une ombre. Et j'ai pensé à vous. Voulez-vous devenir mon ombre ? Je vous paierai bien."
    Le savant hésita. C'était une situation bien étrange ! Mais il était pauvre, et l'idée de voyager le tentait. Il accepta.

    Ils partirent donc en voyage. L'ombre-homme était toujours devant, saluant les gens importants, et le savant marchait derrière, comme une ombre fidèle. Partout où ils allaient, les gens admiraient l'ombre-homme pour sa richesse et son allure, mais ils disaient aussi : "Regardez son ombre ! Elle a l'air si intelligente et sage !"

    Un jour, ils arrivèrent dans un royaume où vivait une princesse très belle et très curieuse. Elle tomba vite sous le charme de l'ombre-homme. Mais elle était aussi très intriguée par son ombre, le savant.
    "Votre ombre est extraordinaire," dit-elle un jour à l'ombre-homme. "Elle semble comprendre tout ce qu'on dit, et elle a un regard si profond. Parfois, j'ai l'impression que c'est elle la vraie personne, et vous... son ombre."
    L'ombre-homme rit, un peu nerveusement. "Oh, Princesse, vous avez trop d'imagination ! Ce n'est qu'une ombre, un peu plus développée que les autres, c'est tout."

    La princesse voulait épouser l'ombre-homme, mais elle avait encore des doutes. Elle lui dit : "Pour prouver que vous êtes un vrai homme et non une illusion, et que votre ombre est bien une ombre, demandez-lui de se laisser pousser la barbe. Une ombre ne peut pas avoir de barbe, n'est-ce pas ?"
    L'ombre-homme devint pâle. Lui, l'ancienne ombre, ne pouvait pas avoir de barbe. Mais le savant, lui, le pouvait ! Si la princesse voyait la barbe du savant, elle comprendrait la supercherie.

    Alors, l'ombre-homme prit une terrible décision. Il alla voir la princesse et lui dit d'un air triste : "Ma pauvre ombre est devenue folle. Elle prétend être un homme et veut prendre ma place. Pour notre sécurité, il faut s'en débarrasser."
    La princesse, qui faisait confiance à l'ombre-homme, fut très peinée mais accepta.
    Le soir même, le pauvre savant fut emmené discrètement. Personne ne sut ce qu'il devint.

    L'ombre-homme épousa la princesse et devint très puissant. Il vécut dans le luxe, mais parfois, quand le soleil brillait fort et qu'il voyait sa propre nouvelle ombre s'étirer derrière lui, il se sentait un peu mal à l'aise, se souvenant de celui qu'il avait trahi. Et personne ne sut jamais que le grand personnage qu'ils admiraient tous n'était, au fond, qu'une ombre qui avait pris la place d'un homme.

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